Avec l'aimable autorisation de Françoise CAUSSE
Des Afghanes signent la
résistance
par Françoise CAUSSE
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reportage et photos : Françoise Causse
Vous pourrez lire un autre reportage de Françoise Causse : "4 jours
au Panjshir"
sur le site consacré à la conférence de Doushanbé
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Elles vivent muselées, sous le régime
des taliban. Et c'est dans l'exil que s'organise leur lutte. Réfugiées
au Tadjikistan, des afghanes ont rédigé une charte pour faire valoir
leurs droits. Un homme est venu mêler sa plume à leur combat : le
charismatique Commandant Massoud.
TEMOIGNAGES
Quelques heures
auparavant, l'homme était encore sur le front, entouré de ses
troupes, à tenter de repoussser l'offensive que les forces talibano-pakistanaises
venaient de lancer. Une attaque majeure, nous dit-on, renforcée
par les contingents du terroriste saoudien Oussama Ben Laden.
Nous sommes au coeur de l'été, dans la vallée du Panjshir, et
Massoud, le dernier des chefs militaires à s'opposer aux taliban,
lit avec attention le texte qu'une délégation de femmes vient
de lui tendre. Il parcourt un à un les articles, fronçant là les
sourcils, souriant quelques lignes plus bas... "Je suis entièrement
d'accord avec le fait que les femmes fassent des études, qu'elles
puissent travailler".
Ahmad Shah Massoud, devenu le chef
de guerre d'un des principaux groupes de moudjahidins - ces mêmes
combattants de la foi qui menaient dans les années 80 la "guerre
sainte" contre un régime communiste - insiste aussi sur l'éligibilité
et le droit de vote des femmes. "Toutefois, explique-t-il en ajoutant
un alinéa au document, il faut prendre en compte la réalité et les
spécificités de la culture afghane. Il ne s'agit pas de défendre
des pratiques moyenâgeuses, mais il ne faut pas oublier son influence
dans certaines régions d'Afghanistan. C'est en respectant un peuple
et sa culture qu'il est possible d'apporter des réformes".
Les neuf femmes qui viennent de lui présenter la Charte
des droits fondamentaux de la femme afghane, rédigée quelques jours
plus tôt par plus de 250 Afghanes réfugiées au Tadjikistan, l'écoutent.
Mahila lui demande de signer le document. On cherche un stylo. L'atmosphère
est à la fois joyeuse et solennelle. "Pourquoi pas ?", dit Massoud
dans un sourire. Et il signe.
La rue qui borde l'hôtel Evosta de Douchanbé, non
loin du palais présidentiel du Tadjikistan, cette toute jeune
république indépendante d'Asie Centrale, fourmille d'une foule
de femmes élégantes. Massouda Afzali, 18 ans, est l'une des réfugiées
afghanes venue participer à l'assemblée. "J'ai entendu dire qu'il
y avait cette conférence et je suis venue écouter. Je veux que
les femmes d'Afghanistan aient des droits", explique-t-elle, tandis
qu'elle patiente dans la file qui s'étrangle devant l'entrée.
C'est là, à l'hôtel Evosta, que leur ont donné rendez-vous quelque
quarante Femmes en marche pour l'Afghanistan, qui, à l'initiative
d'une association française de défense des femmes afghanes, Negar,
ont fait le déplacement de France, d'Espagne, des Etats-Unis ou
d'Algérie, pour venir à leur rencontre. Une manifestation organisée
sans moyens, et qui avait plusieurs fois failli être annulée,
tant chaque jour avait amené son lot d'embûches. Ecnore étonnée,
Patricia, une des organisatrices, s'extasie de la performance
: "C'est un miracle qu'on y soit arrivé".
Nous, femmes
musulmanes, devons faire la différence entre la misogynie ordinaire
et le crime contre l'humanité commis par les taliban.
Débordée par l'émotion, la députée algérienne, Khalida Messaoudi,
plusieurs fois menacée de mort par les islamistes intégristes de
son pays, se voit contrainte de réclamer un verre d'eau pour étouffer
ses larmes. "Les Algériennes savent ce que veut dire "les taliban",
ajoute-t-elle, en guise de première explication. A tour de rôle,
durant deux jours, des femmes, afghanes ou non, défilent à la tribune.
"Quand les taliban sont entrés dans Kaboul, raconte une enseignante
à la voix claire, ils ont enlevé 700 femmes dans les villages au
Nord de la capitale. Les belles, ils les ont violées ; les moches
et les vieilles ont été mises dans un camp, dans la province de
Nengarhar. Elles y sont toujours, par 50 degrés."
Un récit, parmi de nombreux autres, qui met définitivement
à bas la réputation d'agents pacificateurs et de défenseurs de l'intégrité
des femmes, longtemps accordée aux taliban.
Ces "étudiants de
la foi" (ou taliban), en fait de jeunes musulmans incultes, recrutés
dans divers pays et rapidement formés dans les écoles coraniques
du Pakistan, infligent depuis quatre ans désormais un régime de
terreur sur les 90 % du territoire afghan qu'ils contrôlent. En
1996, ils s'étaient emparés de Kaboul sans difficulté. Après onze
ans d'invasion soviétique et quatre années passées à subir les
exactions des différentes factions de moudjahidins, la population
s'était pliée aux règles "d'ordre" des nouveaux maîtres des lieux.
Au moins permettaient-ils à nouveau de circuler et de commercer,
disait-on alors. Les Etats-Unis misaient en millions de dollars
sur ces extrémistes religieux qui leur promettaient de sécuriser
la région, condition sine qua non pour que le projet de
gazoduc américano-saoudien, qui devait acheminer les richesses
du sol turkmène jusqu'au Pakistan en traversant l'Afghanistan
- voit le jour. Bien sûr, l'ordre nouveau présentait quelques
bizarreries.
Il n'était plus permis d'écouter les chants des oiseaux,
de faire voler des cerfs-volants, et les postes de télévision,
qualifiés d'objets sataniques, se retrouvaient pendus aux arbres.
Rapidement le grotesque de la situation avait fait place à une
réalité effroyable. Interdiction faite aux femmes de sortir sans
être accompagnées d'un parent masculin, de se faire soigner, d'exercer
leur métier, de faire du bruit en marchant. Le plus petit centimètre
carré de chair exposé leur valait désormais la lapidation. Les
images des femmes aux regards volés par les tchadris - ce vêtement
qui couvre leur corps de pied en cap - dont le port est rendu
obligatoire par décret du ministère de la Propagation de la vertu
et de la Suppression du vice, deviennent le symbole de leur oppression
et font le tour du monde.
Mais, chez Massoud aussi, objectait-on récemment dans
la presse française, les femmes étouffent sous leur tchadri. Certes,
on peut en croiser qui portent la longue robe bleue au regard grillagé,
suivant là une tradition fortement ancrée dans les coins reculés
de l'Afghanistan rural. C'est un fait. Mais nombreuses, également,
sont celles qui ne le portent pas. De l'autre côté de la ligne de
front, chez les taliban, un décret et une police impitoyable l'imposent
à toutes. Et ce n'est pas un point de détail, comme le souligne
Khalida Messaoudi : " Il est trés dangereux, pour des femmes en
lutte, de confondre la misogynie ordinaire et la persécution intégriste
des femmes. Je ne suis pas en train de dire que la misogynie ordinaire
est supportable, pas du tout, mais, aujourd'hui, l'Europe fait la
différence entre le crime contre l'humanité et la violation des
droits de l'homme, alors nous, femmes musulmanes, devons faire la
différence entre la misogynie ordinaire et le crime contre l'humanité
commis par les taliban, algériens ou afghans, à l'endroit des femmes.
Ce n'est pas de la même nature !"
Difficile d'imaginer
Sukaila sous un tchadri tant ses yeux sont pétillants et son allure
résolument moderne.
Il y a tout juste deux mois pourtant,
elle était encore à Kaboul. A 29 ans, cet ancien ingénieur raconte
comment un jour où elle est sortie, accompagnée comme il se doit,
pour payer sa facture de téléphone, ses yeux, à travers le grillage,
ont distingué "deux mains et un pied coupés, accrochés dans un
arbre à un carrefour". La charia venait d'être appliquée et les
taliban avaient suspendus leurs trophées dans un lieu passager,
à titre d'exemple. "Chaque jour, ajoute-t-elle, on voit des gens
se faire battre dans la rue. Pourquoi ? On ne le sait pas. Les
taliban n'écoutent pas, ils frappent, c'est tout. Parfois, ils
vous reprochent de voir vos pieds, ou autre chose " Un quotidien
cauchemardesque, auquel se mêle une répression arbitraire. Un
régime qui n'est résolument pas de la même nature
Nasrine Gross, auteur d'un livre illustré sur le lycée francophone
Malolaï, le premier établissement pour jeunes filles de Kaboul,
pointe un index sur l'une des photos "Mademoiselle Koprone Noursseyi
a été, dans les années 60, la première directrice afghane du lycée,
après en avoir été l'une des six premières diplômées. En 1965,
elle est devenue ministre de la Santé publique. La première femme
ministre d'Afghanistan !" Nasrine, qui vit aujourd'hui aux Etats-unis,
se dit fière d'être afghane, à la vue de ses compatriotes dont
"la dignité ne semble pas avoir été brisée malgré vingt ans de
guerre". Au premier soir de la conférence, elle rentre tard dans
la nuit. Avec les autres Afghanes, elle vient de finaliser la
rédaction de la charte et, durant ce qu'il reste d'heures avant
la levée du jour, répète son texte à voix basse, à la lueur des
lampadaires de la rue, pour ne pas nous réveiller.
La charte est prête et Manila, exilée en France depuis 17 ans,
fête l'événement en chantant en persan dans le restaurant où Afghanes
réfugiées et Femmes en marche prennent un repas en commun. Les
télévisions et radios locales ont fait le déplacement. Après les
préliminaires d'usages, Nasrine s'avance au micro et commence
sa lecture, la voix chargée d'émotion. Mary Quin, présidente de
l'association américaine Feminist Majority en lira la traduction
anglaise ; Annie Sugier, du collectif "Atlanta Sydney +", celle
en français. La salle se lève, applaudit à tout rompre. Certaines
font le V de la victoire.
Afghanistan, pays en guerre. L'accès à la zone contrôlée par Massoud
dépend de quelques hélicoptères russes hors d'âge que l'insouciante
insolence des moudjahidins parvient à faire voler. Trois de ces
vieilles carcasses se sont écrasées récemment en faisant vingt-cinq
morts. Nous ne serons finalement que neuf à pouvoir partir, l'offensive
menace et ces appareils sont une denrée rare. Trois heures de
vol, au ras du sol parfois, pour éviter les tirs des taliban,
postés derrières les crêtes, avant de pouvoir s'engager dans la
vallée du Panshir, étroite saignée dans le massif de l'Indu-Kush.
A Bazarak, le village natal de Massoud, où nous arrivons après
quelques kilomètres de piste, "la plus grande et la plus belle
maison du Panshir", comme nous la présente fièrement Latif, notre
interprète, est certes vaste et confortable, mais sans luxe arrogant.
Nous sommes pourtant dans la famille de la femme du commandant
Massoud. Ici, le nerf de la guerre ce n'est pas l'opium, massivement
cultivé dans les zones taliban, mais plus modestement les émeraudes
de la montagne et surtout un grand dénuement.
Principal sanctuaire d'une population qui fuit les bombardements,
la réalité de la vie de la vallée se trouve dans les camps de
réfugiés. Dalan Sang, Anabah, Dashtak, partout les mêmes conditions
précaires. L'éducation doit être sauvegardée envers et contre
tout. C'est le maître mot ici. Mais les moyens manquent, et les
enfants sont entassés sous les tentes, par une chaleur écrasante,
avec un vent qui soulève le sable qui vient s'engouffrer partout.
Classes de filles et classes de garçons. Mais dans les deux cas
rien pour s¹asseoir que le sol. Quelques uns serrent très fort
leur manuel vieillot et fatigué, pas plus épais qu¹un cahier de
brouillon : des surplus qui leur arrivent d¹Iran ou du Pakistan,
quand il y en a...
Dans le camp d¹Anabah, nous nous rendons dans une école en dur
: une pièce en pisé, vide, que l'on doit à une petite association
française. L'institutrice, une jeune femme à peine plus âgée que
ses élèves, explique : "Elles ont plusieurs années de retard,
les taliban les empêchaient d'aller à l'école." Les jeunes filles
se tiennent debout contre les murs de la classe. Nous sortons
la charte et la tendons à l'institutrice qui leur lit à haute
voix. Au fur et à mesure que la lecture progresse, les visages
s'éclairent. Certaines se chuchotent quelques mots à l'oreille.
"Bien sûr, nous sommes d'accord avec tout ce qui est écrit, déclare
l'enseignante après avoir terminé. Mais pour le moment, regardez
comment nous vivons, nous sommes dépourvues de tout"
Un propos confirmé quelques
heures après par l'énergique madame Zara, à laquelle rien ne semble
pouvoir résister, hormis l'isolement dans lequel elle se trouve
"Vous, vous avez l'Internet, le courrier, le téléphone, les fax...
Imaginez nous, nous n'avons rien de tout ça. Nous sommes
coupées du monde." Cette solide femme brune de la cinquantaine
est responsable des femmes auprès du ministre de l'Education,
monsieur Alias Zara, son mari. Elle admet "le harcele[r] quotidiennement
pour qu'il paye [s]es professeurs." Cinq dollars par mois et déjà
quatre mois de salaire de retard. Mais elle s'emporte quand Mary
Quin lui demande s'il ne serait pas plus sage d'attendre des jours
meilleurs pour reconstruire la faculté de Bazarak, détruite par
deux fois déjà par les bombardiers talibano-pakistanais. "Comprenez,
ça fait vingt ans que le pays est en guerre. S'il avait fallu
attendre la paix pour reconstruire les écoles, tout une génération
serait aujourd'hui illettrée !" Zohal Zara parle avec la flamme
de l'urgence, ses deux prunelles noires rivées aux vôtres comme
pour vérifier que le message est bien reçu. Le gouvernement Rabbani,
en exil, s'est engagé à verser le premier milliard d'afghanis
mais le deuxième reste à trouver. Ce projet permettrait à 250
étudiants dont 50 jeunes filles de poursuivre des études.
Madame Zara est venue nous dire au revoir sur la piste
d'envol de l'hélico, une prairie chatoyante comme un jardin d'Eden.
Le sifflement des pales et la porte de carlingue qui se referme
rompent le lien. "N'oubliez pas les femmes afghanes", lance-t-elle une dernière fois. Demain, elle
le sait, elle sera de nouveau "coupée du monde".
Mais les droits des Afghanes ont désormais une charte, approuvée
par la personnalité politique la plus conséquente qui s'est dégagée
des vingt dernières années de l'histoire de ce pays. Impensable
il y a quelques années, ce document représente sans doute une
étape majeure dans l'apprentissage par les Afghans des conditions
de leur indépendance.
Françoise Causse
Women on the Road for Afghanistan : http://worfa.free.fr
"MASSOUD a pris ses responsabilités"
Dr Abdullah, vice-ministre des Affaires étrangères
du gouvernement afghan en exil
Françoise Causse : Docteur
Abdullah, nous sommes actuellement à l'ambassade de l'Etat islamique
d'Afghanistan à Paris, vous êtes ministre en charge des Affaires
étrangères du gouvernement Rabbani, vous venez de voir les images
du commandant Massoud signant la Charte des droits fondamentaux
de la femme afghane, pouvez-vous nous expliquer pourquoi, à votre
avis, le commandant Massoud a cru important de rajouter cet alinéa
à la Charte des droits fondamentaux de la femme afghane ?
Docteur Abdullah : La phrase que le commandant a ajouté à la charte
que les femmes afghanes avaient préparée s'inscrit dans la droite
ligne des valeurs essentielles de ce texte. Par cet ajout, il
veut souligner que tout ce qu'il y a de positif dans la culture
afghane doit être respecté et pris en considération. Que celle-ci
recèle aussi des aspects négatifs que nous n'approuvons pas, mais
que ce n'est pas en se braquant contre les traditions culturelles
d'un pays qu'on peut le changer. C'est plutot en se saisissant
de sa culture que l'on peut apporter des réformes.
Francoise Causse : Par l'ajout de cet alinéa, le commandant Massoud
ne laisse-t-il pas la voie ouverte à une interprétation abusive
de la "spécificité de la culture afghane", qui pourrait notamment
remettre en cause l'essentiel des points contenus dans la charte
?
Dr Abdullah : Non, je ne le pense absolument pas. Le commandant
explique d'ailleurs lui-même clairement qu'il ne s'agit pas défendre
des traditions et des mentalités rétrogrades ou moyenâgeuses,
mais davantage de préserver les valeurs nobles de notre culture.
Il a ajouté cette dimension justement pour qu'il n'y ait pas détournement
d'interprétation, comme c'est le cas avec les taliban qui, au
nom de la tradition afghane, sont en train de mener une politique
que personne ne peut accepter.
Françoise Causse : Pensez-vous que la frange conservatrice pourrait
un jour reprocher au commandant Massoud d'avoir accueilli une
délégation dans laquelle il y avait des femmes occidentales ?
Et deuxièmement, tout simplement d'avoir signé cette charte ?
Dr Abdullah : Il se peut qu'il y ait des critiques ou des remarques
d'éléments ou de personnes par rapport à ce voyage et à la signature
de cette charte. Mais, je pense que les éléments qui figurent
dans ce document illustrent parfaitement les convictions profondes
du commandant Massoud. Et c'est un homme de convictions, quand
il croit en quelque chose, il n'a pas peur de signer. Il a signé.
Il a pris ses responsabilités.
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